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Un avenir incertain
CBC/Radio-Canada est à la croisée des chemins.
En 2015, après plus de deux décennies de compressions budgétaires, le gouvernement a commencé à renverser la vapeur. Cet engagement assure la transformation du diffuseur public en un espace public numérique.
Il nous permet de tenir le rythme dans la poursuite d’initiatives essentielles comme l’embauche de créateurs de contenu numérique et le maintien d’émissions existantes, comme notre hebdomadaire radio d’une heure axée sur les Autochtones, Unreserved
Il nous permet également de créer du nouveau contenu canadien, notamment la programmation entourant le 150e anniversaire du Canada et de nouvelles émissions numériques pour ICI Tou.tv, des dramatiques porteuses comme la série en six épisodes Alias Grace, et des épisodes additionnels du populaire talk-show des maritimes Méchante Soirée. Grâce à ce nouvel investissement, nous pouvons également lancer Prochaine génération, une initiative de création de contenu journalistique par les milléniaux, et investir davantage dans le cinéma canadien. D’ailleurs, avec notre nouveau Breaking Barriers Film Fund, nous ouvrons tout un monde de possibilités aux créateurs canadiens sous-représentés.
Enfin, nous améliorons nos services en investissant dans le numérique dans certains marchés locaux non desservis par CBC, à commencer par London, en Ontario; nous réinvestissons dans certaines régions où les compressions ont été trop importantes pour nous assurer de couvrir les actualités locales en mode résolument multiplateforme; nous créons de nouvelles émissions de radio afin de réduire le nombre de reprises dans nos grilles; nous améliorons notre couverture de l’actualité internationale en installant des « minibureaux » adaptables à l’étranger – le premier a été celui d’Istanbul; et nous doublons notre investissement dans la numérisation de nos archives, y compris celles en langue autochtone, pour que plus de Canadiens puissent y accéder.
Ce réinvestissement démontre l’engagement du gouvernement envers le secteur culturel canadien et la radiodiffusion publique, et nous donne la marge de manœuvre dont nous avions bien besoin. Mais cela ne suffira pas à assurer notre avenir.
Un modèle d’affaires qui ne fonctionne plus pour la télévision traditionnelle
Le modèle d’affaires et le cadre de politiques culturelles qui régissent les activités de CBC/Radio-Canada et l’exécution de son mandat public ne fonctionnent absolument plus. Les revenus publicitaires de la télévision traditionnelle diminuent : les auditoires sont de plus en plus fragmentés sur plusieurs plateformes, les contenus sans publicité sont plus faciles d’accès, et de nouveaux fournisseurs de contenu comme YouTube, Netflix, Amazon et AppleTV/iTunes gagnent du terrain.
Pendant ce temps-là, les revenus publicitaires qui contribuaient auparavant à financer la production d’émissions canadiennes s’en vont dans les coffres de nouveaux concurrents, de grandes plateformes multinationales, comme Facebook et Google, qui dominent maintenant le secteur.
Les budgets de publicité migrent des créateurs de contenus vers les multinationales des technologies
Tableau 1
Les revenus publicitaires passent des mains des entreprises de médias canadiennes à celles des multinationales du secteur des technologies.
L’an dernier, les revenus publicitaires de la télévision traditionnelle ont chuté de 3 % au Canada – un recul de 55 millions de dollars en une année seulement. L’année précédente, la baisse s’était chiffrée à 270 millions de dollars.
Et le marché de la publicité n’est pas notre seul défi en ce moment. L’autre source de revenus générés par le diffuseur public – les revenus d’abonnement à nos quelques chaînes spécialisées – est mise à rude épreuve. Le phénomène du désabonnement au câble, combiné aux changements réglementaires comme l’arrivée des services à la carte, menace les sources de financement sur lesquelles nous pouvions compter jusqu’à présent.
Les Canadiens se tournent vers des contenus accessibles gratuitement et des services payants ou par abonnement de diffusion en continu, non réglementés, qui ont connu une croissance soutenue en très peu de temps. En cinq ans seulement, près de la moitié des Canadiens ont adopté Netflix.
Les Canadiens accèdent à la télévision différemment
Tableau 2
Les revenus d’abonnement à la télévision sont en baisse, alors que les Canadiens sont de plus en plus nombreux à s’abonner à Netflix.
Parallèlement, les revenus d’abonnement à Internet connaissent une croissance rapide.
Revenues d'abonnement
Tableau 3
La croissance des revenus d’abonnement au Canada depuis 2001.
Malheureusement, aucun de ces nouveaux secteurs en croissance ne soutient la création de contenu canadien et aucune réglementation n’existe en ce sens.
À la différence des grandes entreprises médias intégrées verticalement, CBC/Radio-Canada n’a pas d’autres intérêts commerciaux ou d’autres sources de revenus pour atténuer les effets de ces changements, et c’est là toute la difficulté. Nous sommes donc touchés de plein fouet par cette perte de revenus, mais nous sommes les moins bien positionnés pour en atténuer les conséquences.
Le réinvestissement de 150 millions de dollars par année annoncé récemment par le gouvernement nous aidera à nous maintenir à flot pendant un certain temps. Mais il ne réglera rien à long terme. L’impact d’une inflation annuelle de seulement 1,5 % sur le budget de CBC/Radio-Canada s’élève à 24 millions de dollars par an, ce qui veut dire que l’effet positif du nouvel investissement serait réduit à néant en moins de six ans.
Déclin du financement du contenu canadien
Non seulement les revenus de CBC/Radio-Canada sont en baisse, mais le soutien financier à la création de contenu canadien s’étiole. Or, le financement de ce contenu provient de nos revenus commerciaux autogénérés et de trois sources : le Fonds des médias du Canada (FMC), le financement public octroyé à CBC/Radio-Canada et un système regroupant des crédits d'impôt pour la production et d’autres mesures incitatives. Actuellement, nous investissons près de 700 millions de dollars par année dans la création de contenu télévisuel canadien. Seulement voilà : contrairement à nos concurrents du secteur privé, nous diffusons près de 90 % de contenu canadien aux heures de grande écoute.
Contenu canadien en heures de grande écoute (grilles régulières de l’automne 2016)

Le FMC, financé par Patrimoine canadien et par les câblodistributeurs canadiens, reçoit 5 % des revenus de ces derniers. Par conséquent, lorsque leurs revenus diminuent, le financement du contenu canadien suit, ce qui nuit davantage au diffuseur public qu’à ses concurrents en raison de son obligation de diffuser du contenu canadien aux heures de grande écoute.
Le déclin continu des revenus dans tous ces secteurs mine notre capacité de remplir notre mandat.
Un cadre de politiques dépassé
Les diffuseurs canadiens tentent de s’imposer dans un marché transformé où la concurrence est féroce, tout en se pliant à un cadre de politiques dépassé qui les oblige à diffuser du contenu canadien et à financer le système canadien de la création. Leurs concurrents qui offrent leurs services sur Internet, comme Netflix, Amazon, Apple TV/iTunes et YouTube, n’ont pas ces obligations.
Nous avons donc deux réalités au Canada : celle des diffuseurs traditionnels qui contribuent à l’industrie de la production de contenu canadien et qui sont soumis à une réglementation rigoureuse qui peine à s’adapter aux bouleversements survenus dans l’industrie; et celle des entreprises de nouveaux médias, qui échappent à ces restrictions et n’apportent aucune contribution financière au secteur culturel canadien.
Alors que les Canadiens consomment l’information principalement sur leurs appareils mobiles, les télédiffuseurs doivent se conformer à des conditions de licence en comptant des heures de contenu local dans des grilles de télévision conventionnelle.
La Loi sur la radiodiffusion date de 1991 et ne reflète plus la réalité d’aujourd’hui. Elle doit être mise à jour pour que le cadre de gouvernance qui s’applique aux diffuseurs leur permette de s’adapter rapidement aux changements qui sont devenus la norme dans notre secteur. Pour assurer la viabilité de l’écosystème de la radiodiffusion, nous devons déterminer le cadre régissant les attentes et obligations des participants à cet écosystème en fonction des objectifs du Canada en matière de politiques culturelles, puis établir un lien entre le financement et ces obligations et attentes.
Nous devons acquérir la flexibilité et les droits de diffusion dont nous avons besoin pour investir dans nos créateurs et promouvoir leurs réalisations uniques partout dans le monde. Les règles canadiennes de financement (établies par le FMC et d’autres fonds) creusent le fossé entre les diffuseurs canadiens et les distributeurs étrangers de contenus numériques comme Netflix. En effet, elles limitent les droits que peuvent obtenir les diffuseurs canadiens, même s’ils sont souvent la force motrice derrière la création de contenus et les seuls grands bailleurs de fonds non gouvernementaux. Par exemple, nous devons acquérir les droits pour le Canada seulement et signer une entente de six ou sept ans. De telles restrictions empêchent les diffuseurs canadiens de prendre leur place sur le marché international et de réunir une programmation canadienne capable de rivaliser avec celle de distributeurs étrangers de contenus numériques comme Netflix.
Le marché de la qualité : de plus en plus concurrentiel
Tandis que l’efficacité de nos politiques et de nos mécanismes de financement s’effrite, et que le soutien financier à la création de contenu canadien diminue, la concurrence autour des contenus de qualité devient féroce. D’ailleurs, Netflix et Amazon ne se contentent plus de distribuer du contenu : elles allouent maintenant des budgets énormes à leur propre production partout sur la planète.
L’acquisition annoncée récemment de Time Warner par AT&T témoigne de la valeur du contenu original. Ces multinationales ne veulent plus se contenter de distribuer le contenu; elles veulent le créer. Elles veulent en être propriétaires.
Ainsi, Netflix a investi environ 100 millions de dollars américains (130 millions de dollars canadiens) dans les deux premières saisons de sa série House of Cards, encensée par la critique. En comparaison, cette somme équivaut pratiquement au budget annuel de la programmation télévisuelle hors nouvelles de Radio-Canada et de CBC.
Nous explorons la possibilité de nouer des partenariats avec ces multinationales, d’investir dans des contenus de qualité et de partager les créations canadiennes avec un auditoire mondial. L’adaptation – six heures pour la télévision – du roman Alias Grace de Margaret Atwood, écrite et réalisée par la Canadienne Sarah Polley et produite pour CBC et Netflix, en est un bon exemple.

Netflix a investi 100 M$ US dans la création de la série à succès House of Cards, soit l’équivalent de tout le budget annuel de la programmation de CBC Television n’étant pas liée à la couverture des nouvelles.
Mais ce genre de partenariat ne constitue qu’une infime partie de la solution à l’enjeu de la qualité. Avec le monde entier pour terrain de jeu, ces multinationales du secteur des technologies n’ont pas d’intérêt particulier à investir dans la culture canadienne ou à privilégier les créateurs canadiens, et ne sont motivées que par de possibles gains commerciaux. Le seul rôle de CBC/Radio-Canada est de créer, de diffuser et de promouvoir le contenu, les créateurs et les artistes canadiens. Notre capacité de créer des émissions canadiennes distinctives et captivantes passera forcément par des investissements dans notre programmation, y compris celle que nous produisons en collaboration avec des producteurs indépendants. Aujourd’hui, pour que la culture canadienne puisse prospérer, elle doit être capable de rivaliser avec ce qui se fait de mieux dans le monde.
Nous ne concentrons pas nos efforts seulement sur la programmation à gros budget. Les francophones du Canada en particulier affectionnent le contenu canadien en français dans une foule de genres, et il faut répondre à cette demande, ce qui nous oblige à trouver des solutions économiques pour proposer à nos auditoires un vaste éventail de contenus, dans plusieurs genres. Cette approche nous permet de raconter des histoires qui trouvent écho auprès des Canadiens francophones et de soutenir les nouveaux talents. C’est primordial pour encourager l’émergence des grands créateurs de demain.
Face à tous ces défis – un modèle d’affaires qui ne fonctionne plus, un cadre de politiques dépassé, un soutien financier au contenu canadien qui s’affaiblit, et une concurrence mondiale accrue pour s’approprier les contenus et les auditoires –, nous avons besoin d’une nouvelle approche du financement de la culture au Canada, comprenant les éléments suivants :
- Une stratégie intégrée d’investissement dans la culture durable et pertinente;
- Un meilleur soutien de la radiodiffusion publique afin qu’elle puisse servir de terreau à une culture canadienne florissante et dynamique;
- Une approche pour réclamer d’une seule voix que les nouveaux médias contribuent au contenu canadien au même titre que les médias traditionnels.
Nous savons que cette stratégie peut fonctionner. C’est en grande partie la mission que s’est donnée le Royaume-Uni au cours des 25 dernières années, et les résultats sont impressionnants.